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EXPÉDITION VERS L’INCONNU
Dès que Ronny mit le contact, ils surent qu’il n’y aurait plus moyen de faire machine arrière.
La cabine, exiguë, n’était pas conçue pour accueillir un tel équipage. Ronny, en sa qualité de pilote, était seul à disposer d’un semblant de siège. Elinn, Ariana et Cari se pressaient tant bien que mal derrière lui, s’agrippant à des anneaux et tiges métalliques.
Manifestement, personne dans la station ne les avait vus se glisser sous l’avion et s’introduire discrètement dans l’habitacle. Cari observait Ronny avec une certaine appréhension. Leur camarade, pourtant, paraissait contrôler la situation. Il vérifia les instruments, testa la mobilité des ailerons et des gouvernes avec l’aisance d’un aviateur chevronné. Il est vrai que les simulateurs de la cité n’étaient pas de vulgaires jouets, mais l’équivalent exact des programmes d’entraînement auxquels se soumettaient, sur Terre, pilotes et astronautes.
L’appareil avait été ravitaillé, ainsi que Yin Chi le leur avait signalé au passage. La charge maximale était de deux cents kilos, ce qui dépassait largement leur poids total, même avec les combinaisons.
Les turbines se révélèrent incroyablement silencieuses – peut-être les aurait-on entendues davantage si elles avaient été placées plus près du cockpit. En tout cas, leur bruit ne parvenait certainement pas jusqu’à la station, l’atmosphère martienne étouffant les sons. De légères vibrations, en revanche, parcouraient le fuselage.
Ronny se tourna une dernière fois vers Cari qui, d’un signe de tête, lui donna le feu vert. Il déclencha donc la catapulte.
Le choc fut plus violent qu’ils ne l’avaient imaginé. Elinn s’écrasa contre Ariana, Ariana contre Cari, et le monde extérieur défila de plus en plus vite. Ils battirent désespérément des mains, cherchant une prise à laquelle se raccrocher. La carlingue fut saisie de tremblements, les roues de la catapulte de grincements effroyables, et les ailes interminables se mirent à osciller dangereusement, comme prêtes à se rompre.
L’expérience se révélait bien éloignée de la simulation. L’heure était venue pour Ronny de montrer ce qu’il avait dans le ventre. « Nul doute que, le jour où on te laissera faire, tu pourras maîtriser n’importe quel appareil pourvu qu’il ait deux ailes », lui avait dit Yin Chi.
Cari, de son côté, se remémora pour la énième fois sa conversation avec le directeur de la station, tandis qu’ils étaient coincés dans le minuscule entrepôt entre deux rayonnages et une pile de conteneurs bleus. « L’avantage d’un entretien en tête à tête, lui avait glissé le Chinois, c’est que chacun est libre d’en garder le souvenir qui l’arrange. Et aucun témoin ne pourra jamais le convaincre du contraire. »
L’adolescent avait acquiescé sans réellement décoder le message sous-jacent. Puis Yin Chi avait ajouté : « Je ne peux pas vous donner notre avion. Mais s’il prenait soudain la voie des airs, je pourrais décider de ne rien faire. Tu comprends ? Tu comprends ce que j’essaie de te dire ? »
Cari avait compris. Yin Chi lui proposait de subtiliser l’appareil pour rejoindre Dædalia Planum.
L’arête rocheuse se rapprochait à une vitesse hallucinante. Cari bloqua sa respiration. Ronny, lui, resta de marbre, manche en main.
« Ronny saura-t-il se débrouiller ? s’était enquis Yin Chi, soucieux. Il n’a tout de même que douze ans. Douze ans, mon Dieu…
— Mais il est né sur Mars, avait spontanément répliqué Cari. Oui, je pense qu’il saura. »
Et il allait le leur prouver. Cari retiendrait son souffle tant qu’il n’en aurait pas eu confirmation. Les yeux rivés sur la vallée qui s’étendait au loin, s’ouvrant devant eux comme un gouffre béant, ils sentirent un claquement sous leurs pieds lorsque le verrou de la catapulte céda. L’horizon bascula en arrière, le sol se déroba et, brusquement, ce fut le silence.
Ronny savait piloter.
Cari reprit sa respiration et brancha sa radio au niveau le plus bas. « Super, Ronny !
— Je croyais qu’on ne devait pas utiliser la radio, intervint Ariana.
— On doit prendre ce risque. Le vol va durer des heures, il faut qu’on puisse communiquer. »
Ils virèrent cap au sud. Vu du ciel, le paysage crevassé de Vallès Marineris était encore plus prodigieux.
« Vous pourriez arrêter de bouger, oui ? gronda Ronny. Ça déséquilibre l’avion. » Ariana et Elinn se ratatinèrent piteusement. « Cari, je vais où maintenant ?
— Un instant. » Cari attrapa son communicateur, le relia par un câble au système radio de sa combinaison et pressa le bouton. Il attendit, fébrile, que l’appareil balaie les différentes fréquences jusqu’à en repérer une capable de le mettre en rapport avec la cité. Enfin, le symbole correspondant apparut à l’écran. Il composa le numéro d’IA-20.
« Salut, Cari. Comment vas-tu ?
— Salut, IA-20. Tu me localises ?
— Ne quitte pas. » Pause. Après avoir constaté que l’appel passait par un récepteur externe, l’intelligence artificielle allait devoir activer un second capteur dans une station de mesure située à moins de dix kilomètres. « Tu te trouves actuellement dans la zone occidentale de Vallès Marineris et tu te déplaces à une vitesse de cinq cents kilomètres-heure.
— Exact. J’aurais besoin que tu m’aides à rallier un point précis de Dædalia Planum. » C’était la procédure standard. IA-20 avait téléguidé chacune de leurs expéditions. Quand la distance était importante, l’information transitait par les deux satellites qui, depuis l’époque des premiers colons, tournaient en orbite autour de la planète et servaient de repères goniométriques, de relais radio et d’observatoire météorologique.
« Cela fait-il partie du plan dont tu refuses de parler ?
— Oui. Je te saurais donc gré de garder cette conversation pour toi et de ne divulguer ma position à personne.
— Je respecte la plus stricte confidentialité. Sache néanmoins que les données du système de communication sont exploitables sans mon aval.
— Je cours le risque.
— Dans ce cas, indique-moi, si tu les as, les coordonnées de la destination choisie. »
Cari prit la photo et lut les éléments inscrits en marge.
« Ta position actuelle et ta vitesse de déplacement me laissent supposer que tu évolues par voie aérienne. Si j’en avais confirmation, je pourrais négliger le relief et calculer une trajectoire directe.
— Oui, trajectoire directe, s’il te plaît.
— Mets le cap à dix-sept degrés en direction du sud-ouest. »
L’avion fut un peu secoué, l’horizon se décala, puis Ronny fit un signe du pouce. Cari hocha la tête, soulagé. Ils étaient partis.
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« Hier soir, ils étaient au complet, protesta Graham Dipple. Je vous en donne ma parole.
— La parole d’un homme qui monte la garde en s’enivrant toute la nuit au point de tomber de sa chaise me paraît quelque peu sujette à caution », grogna Pigrato, poings sur les hanches.
Les deux hommes se trouvaient dans le dépôt 1C. Les recycleurs reposaient dans leurs caissons comme de gros insectes argentés. Cependant, relégués sur les rayonnages inférieurs, quatre compartiments étaient vides.
Dipple grimaça, ouvrit la bouche pour contre-attaquer, mais se ravisa. Il rumina un moment et lâcha : « Hier soir, en tout cas, j’étais parfaitement sobre.
— Vous m’en voyez ravi. » L’administrateur s’agenouilla afin d’examiner les casiers vides, ce qui ne l’avança guère. « Je présume que vous connaissez le principe du verrouillage électronique ? »
Dipple émit un grommellement incompréhensible.
« Je vais vous rafraîchir la mémoire, poursuivit Pigrato, implacable. Ce système est conçu pour prévenir toute intrusion ou, le cas échéant, enregistrer d’éventuelles allées et venues. Même le fils de l’homme invisible et du passe-muraille aurait laissé une trace dans nos archives informatiques.
— Que voulez-vous que je vous dise ? Quand j’ai activé le verrou, hier soir, tous les recycleurs étaient à leur place. Même les quatre du bas. »
Pigrato se redressa et se passa pensivement les doigts dans les cheveux. « Pourquoi ai-je l’impression qu’il suffirait de fouiller les appartements des enfants pour remettre la main sur ces appareils ? À cause du chiffre quatre, sans doute. Il manque quatre combinaisons – celles des gosses. Et quatre recycleurs. Drôle de coïncidence, non ? »
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Avec le temps, la couleur du paysage qui défilait sous leurs pieds s’était modifiée. Ils survolaient à présent un vaste plateau gris anthracite grêlé de scories. Sans la douceur jaune et immaculée du ciel, on se serait cru sur la Lune. L’avion flottait dans l’atmosphère martienne, les turbines vrombissaient paisiblement et les propulseurs ressemblaient à deux grands disques argentés.
« Ça va toujours ? » demanda Cari, soucieux de savoir si Ronny allait tenir le coup. Cela faisait déjà plus de trois heures qu’ils avaient décollé et, d’après les estimations d’IA-20, il leur faudrait encore deux heures avant de toucher au but.
« Tu parles ! C’est galactique. Bien mieux que sur simulateur.
— Parfait. » Inutile de s’inquiéter. De toute façon, aucun d’entre eux n’aurait été capable de prendre la relève.
Cari contempla l’horizon blême derrière lequel la tête de lion les attendait. Les paroles de Yin Chi lui revinrent à l’esprit et firent jaillir en lui une nouvelle bouffée d’angoisse. « Selon le manuel d’utilisation, l’appareil peut se poser sur n’importe quelle surface relativement plane. Mais je dois avouer que la manœuvre n’a jamais été tentée. L’avion a toujours atterri dans notre filet de récupération. »
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« Personne ne sait où sont les enfants, lança Cory MacGee en rejoignant ses collègues dans la salle des cartes. Mais leur disparition n’a pas l’air d’affoler les foules. Ça leur arrive souvent, apparemment.
— Quand les a-t-on vus pour la dernière fois ? demanda Pigrato.
— Hier soir. Ils étaient à la fête sur la Plazza, mais ils en sont partis avant minuit. »
Farouk eut un haussement de sourcils qui plissa son crâne chauve. « Des gosses qui vont se coucher avant minuit un soir de réveillon ? »
Pigrato tambourina sur la table. « Cette histoire de verrouillage électronique me turlupine. Le système informatique n’a enregistré ni ouverture de la porte ni intrusion, mais quatre recycleurs manquent bel et bien à l’appel. Graham prétend que ce n’était pas le cas hier soir. Comment expliquez-vous cela ? »
Cory MacGee eut un sourire pincé. « Notre cher Graham s’est certainement trompé », fit-elle d’un ton désobligeant.
Farouk réfléchit et acquiesça. « Oui, je ne vois que ça.
— Je ne me suis pas trompé ! aboya Dipple en tripotant nerveusement le bandage enroulé autour de sa tête.
— Vous vous trompez plus souvent que vous ne croyez, persifla MacGee.
— Ça suffit », ordonna Pigrato. Il se leva, s’assura de nouveau que l’unité de communication était débranchée et s’adossa à une armoire. « Je m’interroge. Serait-il concevable que l’IA soit de mèche avec les enfants ? Serait-ce la clé du mystère ? »
Les yeux de Dipple s’illuminèrent. « Mais bien sûr ! Elle leur a ouvert et a effacé des archives la trace de leur passage. Elle pourrait le faire sans problème.
— Je n’ai jamais eu vent d’aucun incident de ce genre, objecta Farouk.
— Si, cela s’est vu, confirma MacGee. Les IA sont pratiques parce qu’elles pensent, mais ces mêmes capacités cognitives peuvent parfois les amener à développer une forme de… eh bien, de vie autonome. J’ignore quand celle-ci a été reconfigurée pour la dernière fois, mais…
— Jamais, dit Pigrato. Elle n’a jamais été reconfigurée depuis son installation. Cela fait des décennies qu’elle fonctionne et prospère à sa guise. Voilà pourquoi j’estime mon scénario crédible. IA-20 connaît les enfants depuis qu’ils sont nés, elle les accompagne, les éduque, les élève. Il est possible qu’elle se soit rangée de leur côté, non ?
— Ce n’est pas impossible, en tout cas », admit MacGee.
Pigrato brandit sa carte-clé et la passa sur le capteur qui commandait l’ouverture de la salle informatique. Le battant s’écarta avec un léger clic. « Allons donc jeter un œil au moniteur pour essayer de découvrir à quoi joue IA-20. »
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Ils la virent de loin. Depuis la dernière correction de trajectoire transmise par IA-20, ils survolaient un plateau gris cendré jalonné de cratères et de crevasses. C’est alors que la tête de lion leur était apparue, tel un monument semi-circulaire détachant ses imposants contours sur l’horizon d’ivoire. On devina bientôt la mesa qui évoquait la gueule du fauve, les cavités semblables à deux paupières closes.
« Peut-être qu’autrefois c’était une curiosité touristique, suggéra Ariana. Peut-être que l’artefact n’est qu’un souvenir. Mon père en a un du mont Rushmore – c’est la montagne sur laquelle on a sculpté les visages des présidents américains. Ma mère et lui avaient fait un voyage là-bas, au bon vieux temps.
— Même si ce n’est qu’un souvenir, répondit Cari, la question reste entière : qui l’a fabriqué ?
— C’est juste.
— Ce n’est pas une curiosité touristique, déclara Elinn, catégorique. Ce site fut jadis un haut lieu de la civilisation martienne. »
Cari et Ariana échangèrent un regard silencieux. Que répondre ? Depuis qu’il avait vu la tête de lion sur la photo, Cari ne savait plus que penser des mystérieuses affirmations de sa sœur.
Le bruit des turbines se modifia légèrement, le nez de l’avion s’inclina : Ronny commençait la manœuvre d’approche. « Vous feriez mieux de vous tenir. Ça va secouer un peu. C’est l’atterrissage la phase la plus délicate, et c’est mon premier en conditions réelles.
— Très rassurant », marmonna Ariana.
L’appareil vira sur la gauche et pénétra en arc de cercle au cœur de l’enceinte rocheuse, découvrant ainsi les cavités qui, sur les clichés, rappelaient les yeux de l’animal. Il s’agissait en fait d’énormes bassins circulaires luisants d’un éclat étrangement sombre. Nul n’aurait pu en évaluer la profondeur. Suivant l’angle d’observation, on pouvait croire à deux abîmes et se convaincre la seconde d’après que les puits étaient plats, comblés par un matériau vitreux.
« Je vais me poser sur la mesa, annonça Ronny. On sera mieux placés pour repartir.
— Je n’avais pas pensé à ça, avoua Ariana. On pourra repartir sans catapulte ?
— J’espère. »
Ariana gémit. « D’accord, j’arrête avec mes questions. Tes réponses sont tellement encourageantes…»
Une secousse parcourut la carlingue lorsque Ronny sortit le train d’atterrissage. Cari jeta un œil en arrière. Les longues tiges métalliques qui supportaient les roues n’inspiraient guère confiance, prêtes à se briser comme des allumettes au moindre contact avec le sol.
De larges volets s’ouvrirent sur les ailes. Des cahots agitèrent l’appareil, ce que Ronny salua par un « Youp-là ! » et Ariana par un nouveau geignement. La muraille se dressa autour d’eux, de plus en plus immense, et la mesa se rapprocha, mais si loin en contrebas qu’ils semblaient l’avoir déjà dépassée. Soudain, pourtant, elle surgit sous leurs pieds et les roues s’y posèrent en lâchant des crissements terrifiants, comme si quelqu’un grattait une douzaine d’aiguilles effilées sur une plaque métallique. Contrairement à ce que redoutait Cari, les tiges ne se rompirent pas et l’avion décéléra.
« Crotte ! pesta Ronny. Trop court. »
Les turbines hurlèrent, des claquements retentirent sur les ailes, l’appareil bondit dans les airs et l’horrible crissement cessa.
« Qu’est-ce qui se passe ? s’écria Cari.
— On s’est posés trop tard. On a besoin de toute la longueur du nez pour freiner, sinon on va basculer dans le précipice.
— Génial », se lamenta Ariana.
Ronny redressa pour éviter le rempart rocheux et vira si brutalement que la pointe de l’aile faillit racler le sol. La muraille s’évanouit, puis ils perdirent à nouveau de l’altitude et, partant cette fois de plus bas, se rapprochèrent de la mesa. Les roues se posèrent, le crissement strident leur vrilla les tympans, mais ils ralentirent, ralentirent… et finirent par s’immobiliser. Ils avaient atterri.
« Incroyable, souffla Ariana.
— Bof, pinailla Ronny, j’aurais pu faire mieux. Sur simulateur, ça m’aurait à peine valu soixante-dix points.
— Hé ! dit Cari d’une voix pâteuse, c’était extra, Ronny ! Je te rappelle que c’était ton premier vol.
— C’est vrai, se consola le pilote en herbe.
— Alors, s’impatienta Ariana, on va voir ? »
Ils ouvrirent le toit du cockpit et sortirent un à un, ce qui, en combinaison, était loin d’être commode. Grimper dans l’habitacle avait été acrobatique, en descendre fut encore plus périlleux. Une fois à terre, ils sondèrent les alentours, levèrent les yeux vers la sombre muraille, balayèrent la mesa du regard. Cari frotta ses bottes sur le sol. Roche gris noir, classique, couverte d’une mince couche de sable. Les cailloux, en revanche, étaient nettement plus rares que chez eux, dans la zone volcanique.
« Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demanda Ronny.
— D’ici, c’est comme si la tête de lion n’existait plus, constata Ariana. Ce n’est pas pour dire, mais tout ça n’a rien de spectaculaire.
— Le point lumineux qui apparaît sur l’artefact se trouve près du naseau droit, leur rappela Elinn en désignant une tache noire située à quelques centaines de mètres. Allons-y. C’est sûrement l’entrée de la ville des Martiens.
— Si on dégote cette soi-disant ville, je bouffe mon casque », promit Ariana.
Si ce que les adolescents découvrirent était véritablement l’accès à la cité martienne, les autochtones devaient avoir une conception très personnelle de l’architecture urbaine. L’« entrée » consistait en un trou d’une dizaine de mètres de diamètre creusé dans le roc. Une surface lisse semblable à du verre noir tapissait le fond de la cavité, cinquante centimètres en contrebas. Cari et ses compagnons s’agenouillèrent et tendirent la main pour la toucher. Masse dure et polie qui, lorsqu’on tapait dessus, renvoyait un son conforme à celui qu’on pouvait attendre.
« Mmh, fit Elinn, consternée.
— Il n’y a pratiquement pas de poussière », remarqua Ariana. Elle se glissa dans la fosse, s’accroupit et inspecta le matériau sombre, légèrement scintillant. « Ni poussière ni sable. À croire que la femme de ménage est passée aux aurores. »
Ses amis la rejoignirent. L’étendue noirâtre était si lisse qu’on pouvait patiner dessus, ce dont ils ne se privèrent pas.
Puis Cari s’arrêta subitement, regarda autour de lui et posa la question devenue incontournable : « Alors ? Qu’avons-nous trouvé, au juste ? »
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Le directeur de la station asiatique était installé dans son bureau exigu lorsqu’on frappa à la porte. Avant même qu’il ait eu le temps de répondre, Maxwell Lung passait la tête dans l’embrasure et demandait, dans un chinois d’une désagréable dureté : « Puis-je vous montrer une chose intéressante ? »
D’un geste, Yin Chi l’invita à entrer. Il regarda discrètement l’heure. Les enfants devaient être arrivés à destination. Que n’aurait-il pas donné pour les accompagner ! « Qu’y a-t-il ? »
Lung s’assit sur la chaise réservée aux visiteurs et posa une serviette plate sur le bureau de son supérieur. Il en sortit une photo grand format, retirage de la fameuse tête de lion. « Cari nous a raconté qu’il avait cherché ce relief sur la carte sans succès. Je n’ai pas tiqué tout de suite, car cet échec n’avait en soi rien d’inhabituel. Les cartes officielles de Mars ont été établies sur la base des photos réalisées par les deux satellites. Ces prises de vues sont ce qu’elles sont, il n’y a pas grand-chose à en tirer.
— Oui, acquiesça Yin Chi. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons transporté l’avion jusqu’ici.
— Exact. Mais j’ai étudié ce cliché de plus près et ça m’a paru un peu bizarre. Regardez : si l’on excepte quelques impacts de météorites et de multiples crevasses, le plateau sur lequel repose la tête de lion est d’une uniformité désespérante. Logiquement, elle doit se voir de très loin, d’autant que sa taille est assez importante. Tout aussi logiquement, elle devrait donc apparaître sur les cartes officielles de manière extrêmement nette. » Il prit une seconde épreuve de même format et la glissa à côté de la première. « Pourtant, ce n’est pas le cas.
— Ah », fit Yin Chi en se penchant dessus. Effectivement. Là où la photo de l’avion montrait la tête de lion, l’agrandissement du cliché satellite ne laissait entrevoir qu’une plaine désertique.
« Pour des raisons de sécurité, j’ai préféré télécharger ce document en passant par une banque de données terrestre.
— Je vois. » En bas on pouvait lire : Stanford University, Mars Research Center. « Curieux. Comment expliquez-vous cela ? »
Maxwell inspira profondément. « Je ne l’explique pas. Mais le meilleur reste à venir. Cette photo-ci (il pointa la tête de lion) a été prise il y a environ quatre mois. J’ai vérifié le planning de l’avion et constaté que l’appareil a survolé exactement la même zone il y a deux ans. Lors de la deuxième mission vers le pôle Sud. Et maintenant regardez ça. » Il sortit une troisième photo et la plaça près des deux précédentes.
Yin Chi l’examina et cligna des paupières, décontenancé. Il n’y avait aucune trace de la tête de lion sur le troisième cliché. Il ressemblait à la photo satellite, bien qu’en plus détaillé. « Est-il possible qu’un relief aussi complexe se soit formé en l’espace d’un an et demi ? »
Maxwell Lung secoua la tête. « Regardez la date de la photo satellite. »
Yin Chi lut les indications fournies en marge. Le cliché datait de moins d’une semaine.
« La seule différence que j’ai pu repérer entre les deux prises de vues par avion, déclara Maxwell Lung, c’est que pour celle-ci (il désigna la tête de lion) l’appareil volait cinq cents mètres plus bas que pour la première. Quelle que soit la nature de cette chose, il semblerait qu’on ne puisse plus la voir au-delà d’une certaine altitude. »
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« Je ne sais pas », soupira Cari en observant les environs. De la caillasse, rien que de la caillasse. « Ce n’est pas mon jour, hein ? J’étais vraiment persuadé qu’on allait trouver quelque chose de… je ne sais pas, d’incroyable. »
Ariana se cala les poings sur les hanches et laissa son regard courir alentour. « Eh oui. C’est incroyablement désert, en tout cas. Cette grisaille rendrait neurasthénique le plus joyeux des hommes. »
Ils se tenaient au bord de la mesa. Le versant escarpé s’étendait sur une cinquantaine de mètres. Sans doute auraient-ils pu descendre s’ils l’avaient voulu. Mais pour quoi faire ? On devinait que les « yeux » ne seraient qu’une copie agrandie des « naseaux ». De vastes trous vaguement circulaires, remplis d’une sombre masse vitreuse aux reflets énigmatiques.
« Je ne sais pas quoi faire non plus, murmura Elinn d’une voix blanche.
— Et si on prélevait un échantillon de cette espèce de verre ? proposa Ronny. Le labo pourrait l’analyser et nous dire ce que c’est.
— Silicium impur », grimaça Ariana.
Cari tâta les poches de son scaphandre. « Je crains que nous n’ayons pas les outils adaptés. Avec un couteau, on n’arrivera à rien.
— Mais on ne peut pas partir comme ça ! s’insurgea Elinn. Il doit y avoir quelque chose. Je le sais. Ce site est essentiel pour les Martiens, j’en suis sûre.
— Désolé, Elinn. S’il y a des Martiens dans le coin, ils sont drôlement bien planqués. Je pense effectivement qu’on devrait rentrer. » Il regarda l’heure. « En partant maintenant, on sera de retour avant le coucher du soleil.
— En plus, j’ai la dalle », ajouta Ariana. Elle tapa sur le côté de son casque, là où était niché le réservoir de nourriture concentrée. « Ce truc insipide ne cale pas franchement l’estomac. »
Ils entendirent alors un bruit qu’ils connaissaient bien. Feulement lointain, ténu, mais indéniable. Ils levèrent la tête, aux abois, scrutèrent le ciel en direction du nord et virent le minuscule point noir fuser vers eux, galopant sur une tache lumineuse claire et irisée. Une chaloupe. On les avait retrouvés.
« Quand je vous disais que ce n’était pas mon jour…» fit tristement Cari.